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Jacques Bonemaison Shihan:

Interview - Article

pour le journal "SESERAGI"-

Janvier 2019

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1. Tu es un enseignant connu et reconnu, après toutes ces années de pratique, comment vois-tu l’évolution de l’Aïkido jusqu’à aujourd’hui ?

 

Question très amusante. O’Senseï a légué un Art qui demeure l’aboutissement d’une quête et dont les résultats peuvent être qualifiés de grandioses. Un magnifique chemin est tracé, immense, peut-être inatteignable (?), et je ne vois qu’une chose : avancer au mieux dans ses pas. Bien entendu, ce chemin est difficile, et il convient de rester particulièrement vigilant afin d’éviter les nombreux pièges dressés sur la route.

N’oublions pas que c’est en 1942, en pleine guerre mondiale et dans un Japon occupé, que O’Senseï prononça pour la première fois le mot «AïKiDO », qu’il écrivait souvent avec les idéogrammes signifiant « Voie de la Paix ». Il s’était déjà très fermement positionné en dehors des «tendances du moment». A contre-courant penseraient certains ? L’histoire donne la réponse : C’est durant la période d’après guerre qu’ont émergé les Maîtres d’Aîkido les plus prestigieux, incarnant le mieux dans leur pratique, dans l’art de la transmission et dans leur comportement, les valeurs fondamentales nouvellement apportées par le Fondateur. (L’on peut d’ailleurs aisément considérer que c’est parce qu’il incarnait lui-même ces valeurs fondamentales que Tamura Senseï a pris en 1982 la décision très difficile que l’on connaît et qui a profondément marqué l’histoire de l’Aïkido français) (1).

On notera que, ni O’Senseï, ni ses disciples n’ont à aucun moment cédé à la facilité. A nous de faire pareil ! Et, à la lumière de ces exemples qui demeurent des modèles éclairants, il importe aujourd’hui plus que jamais de ne pas se laisser séduire par la promotion des valeurs combatives qui dégénèrent en art de combat, car bien entendu « ce n’est pas en s’éloignant du Chemin que l’on s’y rapproche ». Pourquoi ? :

- Ce niveau de pratique reste enfermé dans le désir de « vaincre » ou la crainte de perdre. (Ca, c’était avant l’Aîkido).

- Cette approche reste limitée aux éléments les plus directement perceptibles (réflexes, puissance, agressivité) et ne laisse aucune place à notre spécificité. (C’était avant l’Aïkido).

- Il est illusoire de penser pouvoir obtenir une vraie réponse à la violence uniquement par des analyses de mouvements corporels. (L’Aïkido ne saurait être aussi restrictif).

- La mutilation du Message demeure le premier signe d’un danger majeur pour la pérennité de notre discipline. (L’Aïkido ne peut être « à la carte »).

2. Tu viens d’être promu 7e Dan Aïkikaï. Quelle est pour toi l’importance des grades ou des titres dans la pratique ?

« Même une eau pure peut pourrir dans une marre ». C’est ce qu’avait précisé avec force Tamura Senseï en évoquant le sens qu’il convient de donner aux grades Dan, et ce, en parlant du grade le plus élevé.

Le Budo moderne, fruit d’un long cheminement historique, se caractérise par le fait de tendre davantage vers l’éducation de l’homme et l’évolution spirituelle que vers la perfection technique en elle-même (2). Ainsi la progression est structurée de façon que corps et esprit évoluent ensemble. Les grades sont les cadres de cette évolution, et tiennent compte normalement des trois éléments suivants : « technique, cœur, esprit ouvert à la vie de la discipline ». (L’idéogramme du mot « Dan » renvoie à une plante sortie de terre, plus l’outil tel le fléau qui frappe et dont le rythme marque l’évolution par palier. Ce même idéogramme se retrouve notamment dans les mots « colonne de journal, escalier, perron, ou moyen de mesure »).

Il n’y a donc pas lieu de transformer le grade en « trophée », n’est-ce pas ? Ainsi en respectant cette donnée fondamentale, même si sa technique est perçue comme excellente, un pratiquant dont le comportement au quotidien est par trop éloigné des valeurs essentielles portées par la discipline, celui-là ne devrait pas se voir attribuer le grade espéré. A l’inverse, un pratiquant de longue date, dont la technique laisse peut-être à désirer mais qui manifeste de grandes qualités et rend sans retour des services à la discipline, celui-ci peut se voir attribuer un grade même élevé.

Malheureusement, le problème aujourd’hui est que l’aspect dit technique tend à être le critère majeur, tandis qu’une certaine tendance à « la course aux grades » vient dénaturer la valeur intrinsèque que les grades doivent incarner.

Quant aux « titres dans la pratique », la réponse est claire : ils concernent tout simplement et uniquement une Mission, laquelle consiste à développer et transmettre, par l’action et le comportement du détenteur, les valeurs portées par notre discipline.

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3. L’Aïkido art martial et Budo. Comment est-il possible d’associer dans la pratique ces deux termes ?

 

En fait, « Art martial » est une traduction incorrecte du terme « Budo » laquelle aboutit à un contresens parfait. En effet Martial vient de « Mars », dieu de la guerre, tandis que le terme « Budo » veut dire « Voie de la Paix », l’idéogramme « Bu » signifiant « arrêter la lance ».

Seulement, que ce soit au Judo, au Karatedo ou à l‘Aïkido, le terme Budo, est souvent remplacé par « art martial » où la notion de combat primaire redevient prédominante, ce qui rend inexistante l’idée du « Chemin, du Do, du Michi ». En s’éloignant progressivement de leur origine, la pratique de ces « arts martiaux » évolue au mieux vers une connotation plus ou moins élégante de la brutalité du combat où l’espace offert par le Budo n’est plus appréhendé.

Pourtant, même dans les temps anciens lorsque les duels entre samouraï faisaient rage, le travail sur le mental tenait une place prépondérante, chacun étant conscient de la nécessité de conserver un esprit calme, serein, afin de pouvoir ressentir les choses qui échappent habituellement à l’homme ordinaire. La survie en dépendait.

Mais aujourd’hui cet aspect est devenu, sinon totalement inexistant, du moins curieusement secondaire. Il est dès lors permis de se demander pourquoi une telle désaffection : L’aspect mental que renferme le Budo serait-il trop subtil et insuffisamment «porteur» ? Serait-il trop difficile à saisir pour soi-même, à transmettre, à faire valoir ?

 

 

4. L’Aïkido peut-il se suffire à lui-même ?

O’Senseï, comme la plupart des Grands Maîtres, utilisait des « doka » (littéralement « chants de la voie ») pour guider les élèves sur le chemin choisi. Au nombre de 100, voici le doka 28 :

« Shinkû to Si l’on ne s’unit pas

Kû no musubi no Au Vide Absolu

Nakariseba On ne percevra

Aîki no michi wa. Jamais pleinement

Shiru yoshi mo nashi ». La Voie de l’Aîki.

 

Y a-t-il une personne qui peut répondre « Oui, je me suis unifié au Vide absolu » ? Sans douter de la valeur des Aïkidoka, il ne semble pas que quiconque ait atteint le niveau de O’Senseï !.. Dès lors, ce n’est pas être « restrictif » que de se contenter de suivre les pas de O’Senseï, en choisissant aujourd’hui un bon guide. Le premier doka répond, semble-t-il, à cette question (question qui généralement sous-tend une ambition cachée, celle de vouloir ajouter « quelque ingrédient manquant » aux fins de satisfaire l’amateur friand du « tout tout de suite »):

« Yorozu suji Contenant tout

Kagiri shirarenu Ne connaissant aucune limite,

Aïkido l’Aïkido

Yo o hiraku beku S’ouvre sur le monde,

Hito no mitama ni ». Se manifeste dans corps/âme de chacun.

 

Tout est déjà dans l’Aïkido. La Mission qui revient à chacun n’est-elle pas plutôt de veiller à développer en nous et lors de la transmission toutes les facettes dans leur globalité, sans « découper en morceaux » et sans occulter les points-clés sur lesquels insistait le Fondateur même et peut-être surtout si ces exigences apparaissent comme abstraites car éloignées de notre entendement du moment.

5. Le thème de la FFAB pour cette saison est « donnons du sens à notre pratique » Comment abordes-tu celui-ci personnellement ?

 

C’est très bien et même heureux de constater que l’on se soucie de pratiquer un Aïkido qui ait du sens. Seulement l’idée de vouloir « donner un sens à notre pratique » reviendrait à en inventer un parce que notre pratique en serait dépourvue. Mais il existe déjà !… il est même au cœur de notre pratique ! Encore faut-il le découvrir… Bien sûr, ce qui est profond et subtil bien que réel, il faut le chercher. Chercher et trouver le vrai sens et le vivre en ayant pleinement conscience que, grâce à une quête personnelle particulièrement aboutie. O’Senseï a procédé à une évolution radicale du sens profond du Budo et a donné à son Art un contenu qu’il paraît difficile d’éluder :

« Moi, Ueshiba, je veux réparer systématiquement ce monde en le mettant en Bon Ordre via le Bu». « Deviens Uzunome et réalise la Pacification du Monde ». Me Ueshiba revisite le concept du Budo en remontant jusqu’au Kojiki(3) tout en y incorporant, et c’est fondamental, la notion de Joie et d’Amour. Voilà désormais la feuille de route que Me Ueshiba a confiée à chacun des Aïkidoka. Cette dimension d’Harmonie Universelle et de Paix apparaît ainsi comme l’alpha et l’oméga de notre discipline.

Dans le même temps, il paraît utile de rappeler que O’Senseï invitait chacun à prendre conscience de ce qu’il appelait « les trois mondes » (« ken yu shin sangaï aîki no michi »), notion que Tamura Senseï a tenu à expliquer : « Un monde aux formes définies, un monde sans forme définie, le monde des esprits ». Senseï ajoutait : « La raison d’être de l’Aïkido est de faire en sorte que ces trois mondes puissent coexister au mieux ». Et de préciser : « Aïki est la Voie de l’amour et de la joie. La voie de l’Aïki est un monde par delà les conflits, les compétitions et les épreuves de force ».

Nouveau paradigme à décrypter sans doute pour qui s’engage dans cette discipline ! Ce n’est plus « une pratique tournée vers soi-même » comme au temps des « jutsu », ce n’est plus seulement « une cohérence nouvelle conçue pour l’éducation de l’homme » initiée par le Budo moderne, il s’agit désormais de forger en soi-même une puissance de création pour un monde en Harmonie, lequel se construit inévitablement avec la Paix en soi-même.

6. Comment faire pour le découvrir ?

La pratique est faite pour cela comme dans la fable du Laboureur et ses enfants où le fameux Trésor caché dans le sol était simplement le fait de labourer la terre encore et encore. Mais, comment « labourer » correctement  pour découvrir le « trésor » ?

 

* Tout a été dit et écrit. Reste à s’en imprégner.

Tamura Senseï demeure un exemple vivant de modèle pour tous les Aïkidoka et, bien que très attaché à la méthode de transmission orale, il se donnait régulièrement la peine d’écrire de manière particulièrement éclairante sur des sujets soigneusement choisis. Il semblait forcer le trait dans l’espoir d’élargir notre perception des choses (4). La Voie est ouverte, le Chemin indiqué, comme pour le « Petit Poucet » de Charles Perrault dont la route était jonchée de petits cailloux. Il n’imposait rien mais il nous invitait à affiner (A «mâcher » disait-il), à trouver par nous-mêmes.

 

* L’indispensable « Humilité ».

Quand on regarde le chemin à parcourir, il n’est d’autre choix que celui de devenir de plus en plus humble. Il est très amusant de constater que, sur le Chemin de Saint Jacques de Compostelle, et dès les premiers jours de leur périple, les pèlerins déposent régulièrement des colis dans les relais postaux aux fins de les expédier … à leur propre domicile…

C’est cette remise en cause permanente qui permet de poursuivre le Chemin. Se dépouiller de l’inutile, réaliser (enfin !) le « lâcher prise », garder le fameux « Esprit du débutant » sont les conditions indispensables pour ne pas être tenté de s’arrêter en route. « Lorsque l’esprit est dépouillé et devenu clair comme un ciel sans nuage (disait un moine Zen lors d’un Seishin), il est comme le reflet de la lune sur l’eau ».

 

* La référence à nos Anciens.

Nos prédécesseurs, ces Senseï hors pair, disciples de O’Senseï n’ont été dépourvus ni d’imagination, ni de curiosité, ni d’intelligence, en se contentant de gravir la Montagne sans s’écarter du Chemin tracé par leur Maître. N’avaient-ils pas tout simplement conscience que l’ampleur de la Voie dépasse l’entendement de l’humain ordinaire ? Alors, plutôt que « donner » un sens, « découvrons » au moyen de la pratique, le sens profond.

 

C’est peut-être là que commence l’Aïkido …

 

 

(1). 1982, la fin douloureuse d’une histoire au sein de la FFDJA et la création de la Fédération Française d’Aïkido et Budo (FFLAB, puis FFAB).

(2). cf.« Le livre du Judo » par Georges Oshawa (Fondateur de la macrobiotique. Maison Ignoramus Sekai Seihu Kyokai).

(3). « Kojiki » littéralement «Chronique des Choses Anciennes ». Recueil des mythes fondateurs du Japon. Ecrit en l’an 712, demeure essentiel pour comprendre le lien établit par O’Senseï entre la mythologie shinto et l’émergence de son Art.

(4). Les écrits de Tamura Senseï sont reproduits en grande partie dans l’ouvrage « Nobuyoshi TAMURA Shihan. Son Message, Son Héritage » disponible à l’Ecole Nationale d’Aïkido.

 

 

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