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Le théâtre Nô

Regards croisés avec notre discipline

Rédigé pour la revue Shumeikan (par JB)

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Cet article nous est proposé par Jacques Bonemaison Shihan, 7è Dan, CEN FFAB et membre de la CSDGE, et membre du comité directeur de l’Ecole Nationale d’Aïkido (ENA) qui gère le dojo Shumeïkan. A travers cette ouverture culturelle sur le théâtre Nô, Jacques Bonemaison nous éclaire sur un Art japonais qui, lui aussi, peut être considéré comme un Do.

Le Nô, ce théâtre pour le moins déroutant, est souvent rangé dans la rubrique des curiosités culturelles du Japon Ancien, et semble hors de portéepourlesoccidentauxmodernes. Pourtant, le Nô révèle des trésors cachés particulièrement précieux, et qui ne peuvent laisser indifférent l’Aïkidoka sincère.

Dans le sens de l’histoire.

Le Maître de Nô, Kawara Kiyoshi, à l’instar de l’ensemble des historiens, précise que le Japon a connu trois moments clés qui ont bouleversé son histoire : Zeami (1363-1443) (* voir note de fin), l’ère Meiji (1860), et l’issue de la seconde guerre mondiale. Le théâtre Nô n’a pas échappé à cette règle:ilya «Avant Zeami»,et « Après Zeami ».

En effet, avec Zeami, Le théâtre Nô traverse une mutation radicale grâce

à la très forte influence du Zen, et depuis reste parfaitement fidèle sans qu’aucune modification ne soit venue l’affecter. Paradoxalement ce parcours, intact au fil du temps, fait du Nô un Art qui reste très vivant et très présent dans la vie quotidienne, et qui, aujourd’hui, est inscrit au rang de patrimoine culturel immatériel de l’humanité.  

Quelques précisions sur le Nô lui- même.

Avant Zeami, la pièce suivait un déroulement chronologique de sorte que, si l’on connaissait l’histoire, il était facile de comprendre la pièce. Depuis Zeami, il n’existe aucune chronologie ; nous sommes à la fois dans le monde réel et le monde « surnaturel » avec, entre autres personnages, un « fantôme » qui raconte son histoire, disparaît et revient sur le récit au moyen d’aller/ retours parfois surprenants et pour le moins intrigants.

200 pièces, pas une de plus, pas une de moins, composent la panoplie du Nô et relatent des récits de clans (citons notamment « Hashi Benkei », qui raconte une histoire de Benkei, ce moine-guerrier redoutable dont le lieu de naissance est ... Tanabe). Les instruments de musique demeurent

également inchangés. Le Nô associe danse, musique (paroles et mélodie), et accompagnement d’instruments (flûte, petit tambour d’épaule, grand tambour de hanche et le tambour posé devant le musicien).

Mais l’objet ici n’est pas tant de pénétrer les arcanes de cet Art sublime que de découvrir et savourer les recommandations faites par le Maître deNôauxdifférentsacteurs,également aux spectateurs, et qui devraient faire écho dans l’esprit de tout Aïkidoka.

Les mêmes termes que dans le monde de l’Aïkido.

Nous sommes là au cœur de la culture japonaise où les termes utilisés, particulièrement riches de sens, se retrouvent dans notre discipline. Parcours en 6 points :

1. La position « Seiza ».

Après avoir longuement insisté sur la façon correcte de se mettre en seiza et de se relever (colonne vertébrale toujours parfaitement droite, manière de plier et déplier les jambes), le Maître de Nô indique avec une détermination absolue : « quand on est en seiza, on ne bouge plus ». (Précision étant faite qu’une pièce de Nô dure une heure quarante minutes...).

2. Le salut.

Le salut, la manière de saluer, en bref le shisei sont d’une importance primordiale. A titre d’exemple, le masque porté par « Shite » (l’acteur principal) représente un personnage de l’au-delà (divinités, hommes, jeunes femmes, ou femmes âgées, et même des démons). Ainsi, eu égard à ce qu’il représente, le masque doit impérativement être salué dès qu’il est touché. De plus, le visage, lui, n’est jamais touché. (Le masque est tenu uniquement par les oreilles et toujours avec le plus grand soin).

3. Le Keiko.

Le terme « keiko » est fréquemment utilisé : « C’est comme dans le Budo : le corps bouge avant que le cerveau n’agisse. C’est exactement la même chose ». Le Maître expliquera plus loin que la pratique se fait « sans intentionnalité », et « sans réfléchir au fait de bien faire ».

4. Le Kokyu.

« Le souffle vient du ventre » rappelle le Maître de Nô. Le kokyu est ici

central car c’est avec kokyu que les sons peuvent sortir avec une voix vibrante qui résonnera dans tout l’amphithéâtre. En outre et peut-être surtout, « chaque protagoniste entre en Respiration avec les autres acteurs » précise-t-il, avant d’ajouter « ce qui rend chaque représentation unique en dépit des rôles prédéfinis ».

5. Mestuke. Le regard.

Deux points paraissent essentiels : d’une part « on ne regarde rien de précis, rien en particulier », et d’autre part « on ne regarde que devant soi ». (Il est clair d’ailleurs qu’avec le port du masque, l’acteur dispose d’un champ visuel particulièrement rétréci). Pour voir à gauche ou à droite, la tête ne tourne pas, c’est le corps qui se meut dans sa globalité, en maintenant un équilibre parfait et une disponibilité totale.

6. Ressentir avec les 5 sens.

Pourquoi ne rien fixer de précis ? Vraisemblablement et tel que l’exprimait Tamura Senseï « quand on voit quelque chose, il y a quelque chose que l’on ne voit pas ». Dès lors

en privilégiant un aspect, il en découle naturellement un déséquilibre dans la perception des choses dans leur ensemble. Voici la remarque faite par leMaîtredeNô:«Ilimportedene pas seulement regarder, mais ressentir avec les 5 sens ».

Des exigences similaires ?

1. Ressentir plutôt que comprendre.

Si le Nô est resté parfaitement fidèle depuis 650 ans, la langue également est demeurée inchangée. D’où la question posée par un artiste professionnel lors d’un atelier tenu par Maître Kawara : « Les japonais d’aujourd’hui comprennent-ils cette langue ancienne ? ». La réponse fut immédiate et sans ambigüité : « les japonais d’aujourd’hui ne comprennent pas cette langue ancienne, et c’est bien ainsi parce qu’il est important de ressentir plutôt que de comprendre ».

2. « Pas de place à l’imagination personnelle ; tout est déjà transcrit ».

Question d’un autre artiste professionnel : « Depuis 650 ans, ce sont toujours les mêmes textes. N’avez-vous pas envisagé de les enrichir à la lumière de choses nouvelles ? ». La réponse fut tout aussi péremptoire : « Il n’y a pas de place pour l’imagination personnelle, tout est déjà transcrit ». (Il parait intéressant d’indiquer ici que la traduction littérale fut « L’imagination ne permet pas ... ». (Mais une telle traduction n’aurait sans doute pas eu la résonnance souhaitée ...).

3. Pas de jeu personnel de l’acteur.

En prolongement de la question sur l’imagination personnelle, le Maître insiste sur la nécessité pour l’acteur de ne pas apporter « sa note personnelle ». Pour l’acteur et dans sa pratique, il

s’agit en fait d’une découverte en profondeur dans un espace où tout est déjà prescrit, sans qu’il ne cherche à « errer en périphérie ». Il revient principalement à chaque acteur, précise le Maître de Nô, d’« accorder les kokyu ».

Et si l’on rapprochait, point par point, calmement et sérieusement, chacun des éléments évoqués ci-dessus avec les exigences posées par O’Senseï à l’endroit de tout pratiquant désireux d’emprunter et suivre le chemin de son Art ?...

Note de fin :
(*). Zeami est une figure essentielle dans l’histoire du Japon. Très imprégné des préceptes du Bouddhisme Zen, il a considérablement épuré les Arts existants, tels l’Ikebana, la Cérémonie du Thé, allant jusqu’à reconsidérer les objets utilisés dans l’exercice de ces Arts en leur conférant « sobriété, simplicité, pureté »

L’auteur, Jacques Bonemaison Shihan CEN FFAB.

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