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Tamura Senseï : Le sens de son départ (par JB)

Pour la revue Shumeikan. Oct 2012

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Interview pour la revue Shumeikan N°10

15 octobre 2012

 

« Tamura Senseï : le sens de son départ »

 

Maitre Tamura a cherché à nous transmettre le sens du Budo par un enseignement et un exemple vivant, dans la continuité de ce qu’il avait lui-même vécu avec O’Senseï. Sans doute le Budo ne peut-il que se vivre plutôt que s’enseigner ?

Beaucoup de pratiquants se posent la question de savoir qui peut aujourd’hui incarner le Budo…comment, dans ton propre cheminement, réponds tu à ce type de questions ?

 

TAMURA Senseï rappelait effectivement que « le Budo ne s’enseigne pas ». Il ne s’enseigne pas au sens pédagogique du terme car le fait de « décortiquer », « décomposer », « rationaliser », pour confortable que puisse paraître cette méthode, place le pratiquant dans une position « d’attente » qui annihile l’aptitude à chercher par soi-même, à comprendre par soi-même et découvrir par soi-même, afin de devenir un homme libre. Senseï disait « Je n’enseigne pas, je cherche ». Mais, dans le même temps, la sincérité de sa recherche avec les effets tangibles de son acquis à travers ce qui se dégageait de Lui dépassait largement ce que toute explication prétend vouloir apporter : on voyait ou on ne voyait pas, c’est le problème de chacun. Il ne forçait jamais car, précisait-il, « quand l’élève veut, il prend. S’il ne veut pas, toute tentative du professeur reste vaine ». Et d’ajouter : « Vous devez piquer ma technique ».

 

Quant à la question « qui peut aujourd’hui incarner le Budo ? », il convient tout d’abord, aujourd’hui comme hier ou demain, d’avoir une vision claire non seulement sur ce qu’est le Budo, mais surtout sur l’éclairage et la consistance nouvelle que O’Senseï lui a données et qui constituent la base de notre discipline. On peut alors percevoir que TAMURA Senseï incarnait tout particulièrement ce chemin. Il n’est plus là, direz-vous ? Pour autant « les effets tangibles » continuent à se manifester comme ces étoiles dites « éteintes » qui continuent à briller. Quand le sens profond du Budo est perçu et vécu, le verbe ne se conjugue plus dans le temps. O’Senseï, non plus, n’est plus là. Pourtant …

Je serais tenté de dire que chacun doit être en mesure d’incarner le Budo, incarner non pas pour se présenter en « un number one », mais pour soi-même, progresser pour soi-même sur ce chemin bien tracé, en choisissant bien son référent. (Mais plutôt que l’emploi du terme ‘incarner », mon inclination porterait volontiers sur le terme « vivre le Budo »).

 

 

Pour construire le chemin du Budo, le contact direct avec le Japon, avec la culture japonaise te semble-t-il important ? Que peut y trouver le pratiquant ?

Toi-même lorsque tu te rends au Japon que vas-tu y chercher ?

 

Le Budo est d’essence japonaise, n’est-ce pas. Nous apprenons par exemple à prendre conscience du seika tanden. C’est fondamental, bien sûr, et même incontournable. Pour autant un judoka très médaillé n’a-t-il pas allègrement éludé cette notion en s’écriant « ici, j’ai mon estomac »… Ainsi, chacun peut noter l’existence d’un large éventail de point de vue sur ce qui est appelé « Budo » (d’ailleurs traduit improprement par « art martial »), éventail si étendu que les opinions aux deux bords sont totalement contradictoires… Il est donc utile d’aller aux sources du Budo, aux sources de ce que O’Senseï a mis en lumière. Même au Japon, l’éventail aujourd’hui est très large… C’est pourquoi, dès lors que notre recherche est sincère, il importe de percer les apparences et ne pas se tromper de décors. Quand on observait TAMURA Senseï lors de séjours au Japon, on voyait son regard aiguisé qui savait immédiatement trier, prendre ce qui le nourrissait et laisser le reste sans s’y attarder. Cette attitude bien centrée, qui coupe tel le katana, ouvre le Chemin vers la Nourriture Essentielle. Nous sommes, nous aussi, conviés à adopter cette attitude.

Dans le cadre du voyage officiel au Japon organisé par la FFAB à l’occasion du congrès de la FIA en septembre dernier, le choix fut celui d’un voyage initiatique sur les pas du Fondateur, chemin qui constitua la base de son Art et sa vision du monde.  (Séjour dans un Temple aux traditions séculaires à Koya San : Haut lieu du bouddhisme ésotérique Shingon dont O’Senseï, né aux pieds de cette montagne magique, a suivi l’Enseignement dès sa plus tendre enfance. Tanabe bien sûr, ville natale de Maître UESHIBA, les Chemins de Kumano qu’il parcourait régulièrement, la Cascade Sacrée de Nachi, le célèbre Temple de Kumano Hongu Taïsha). L’immersion dans ces Lieux magiques, reconnus comme étant les Hauts Lieux de la spiritualité japonaise, permet de mieux percevoir l’évolution de O’Senseï et l’émergence de l’Aïkido. Un tel ressenti rend son Message plus vivant encore, et confère un sentiment d’urgence à le dispenser au travers des organes aujourd’hui existants.

 

 

Senseï a construit en France une Fédération, la FFAB, et en parallèle il nous a conduit à la création du Dojo Shumeikan. Un Dojo de ce type conserve-t-il encore sa place dans notre fédération sans la présence de maître Tamura ?

 

Ce chemin ciblé est exigeant. Il suggère un comportement qui s’inscrit dans le message de O’Senseï, maintes fois rappelé et vécu de manière exemplaire par TAMURA Senseï : « Avancer ensemble », « Ouvrir son cœur » (comme il n’eut de cesse de le faire en accueillant d’autres groupes dans sa fédération), « AÏKIDO, c’est Misogi » (le point d’orgue de notre pratique)… Pour parcourir ce chemin, il importe de disposer d’un véhicule qui s’appelle fédération, car se mettre à l’écart ne conduit nulle part sauf à s’affranchir rapidement de ce comportement et renforcer son propre ego. Cette fédération, Senseï l’a voulue, il en fut membre fondateur en donnant un objectif bien précis. Cette structure fédère environ 900 clubs et remplit sans conteste sa mission. Cela dit, combien de clubs sont-ils réellement des Dojo ?

A ce questionnement fondamental, Senseï apporta la bonne réponse en créant le Dojo Shumeikan qui vit le jour suite au constat suivant : Si l’Aïkido est une voie de perfectionnement de l’homme, il ne suffit pas d’avoir le brevet d’état ou un aval particulier pour bien transmettre l’Aïkido, de même qu’il ne suffit pas d’obtenir des grades pour que la qualité de la pratique s’en trouve améliorée. Sa démarche fut claire : ceux que nous voulons rassembler dans ce Dojo sont ceux qui font tout pour avancer et résoudre les problèmes qui se posent. Dans le même temps, ajoutait-il, je voudrais y approfondir tout ce qu’il n’est pas possible de travailler réellement lors des stages ou entraînements habituels. Le ton était donné.

Nous avons pu œuvrer avec lui ces 20 années durant au sein du Dojo Shumeikan ceci dans l’esprit du Fondateur c'est-à-dire, non pas en autarcie mais tout au contraire, ouvert aux pratiquants de l’ensemble du territoire ainsi que les pratiquants étrangers. Ce va-et-vient permanent avec des clubs qui viennent quelques jours « se tremper » dans ce Lieu, les évènements traditionnels (Kagami Biraki, Kangeiko, Midori no Hi, Shoshugeiko, Osogi, Etsunengeiko), les Stages C.E.N. pour lesquels Senseï a su faire sentir la différence fondamentale entre ce stage vécu à Shumeikan et le même organisé dans un autre lieu, l’exercice de missions fédérales (stages haut niveau, stages vétérants), les soirées après les cours du mardi et du mercredi, toute cette vie crée sous l’impulsion de TAMURA Senseï a permis de donner une âme en ce lieu, « un peu la même atmosphère que ce que j’ai vécu au Japon, avait-il confié avant d’ajouter : « Les gens font la démarche de venir à Shumeikan …et la pratique sur le tatami s’en trouve également transformée ».

Chacun peut ressentir dès le seuil de la porte franchie que la présence de Senseï est éclatante. Cette empreinte, elle demeure. Elle demeure, pourquoi ?

 

 

Oui, comment perçois-tu désormais l’évolution du dojo Shumeikan pour l’avenir, quelle place lui revient-il, et selon quel mode de fonctionnement ?

Parce que Senseï n’a jamais voulu un dojo où règnerait un « Patriarche », chacun venant égoïstement consommer les fruits de sa superbe. Il a imaginé un mode de fonctionnement où, dès le départ, ce sont les pratiquants les vrais bâtisseurs du Dojo, ils participent à l’amélioration de l’atmosphère, et par là même se bâtissent eux-mêmes. Senseï insistait particulièrement sur le fait que chacun doit savoir trouver sa place, « c’est cela le Budo » disait-il. « Chacun doit savoir trouver où est l’insuffisance, y palier en utilisant son corps et sa tête… S’il est essentiel de savoir partager les tâches, il est aussi essentiel de savoir coopérer pour arriver au but que l’on s’est donné». Tel est le sens qu’il voulut donner. Terrible gageure s’il en est, faisant confiance à l’être humain. Mais force est de constater qu’il y parvint merveilleusement !

En cela Shumeikan Dojo ne ressemble à aucun autre, bien que typique de la tradition et tout à fait en phase avec ce pourquoi l’Aïkido fut créé : avancer ensemble et former des hommes au cœur droit.

Dès lors, qui pourrait supposer que Shumeikan perdrait de son sens au motif que Tamura Senseï s’est absenté ? Qui pourrait supposer que son œuvre ne pouvait exister qu’à travers son seul corps physique ? Qui oserait croire qu’il n’aurait su, de son vivant, faire germer les valeurs fondamentales qu’il reçut de son Maître, et n’aurait pu donner l’envie de poursuivre cette œuvre avec la détermination et l’abnégation nécessaires ?

Un soir du stage kangeiko en février 2010 (4 mois avant son décès, que personne n’imaginait alors), au moment de nous quitter, il regarda le bâtiment, assis au volant de sa voiture, et, juste avant de démarrer, il confia très posément : « Si SHUMEIKAN vit encore 20 ans, c’est bien ». Il est parti en laissant le Dojo ouvert, et nous a laissé les clés. C’est là tout le sens de son œuvre et, je pense, c’est là le sens de son Départ.

Il n’est pas question de se défiler…

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